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Bonnes à rien

L’esclavage domestique, l’un des multiples visages de l’esclavage contemporain, persiste en France. Des centaines de femmes-enfants, généralement “importées” à cet effet, se retrouvent asservies par des employeurs peu scrupuleux. Les associations spécialisées qui accompagnent ces “petites bonnes” exploitées, maltraitées, humiliées, peinent à faire reconnaître les faits d’esclavage devant les tribunaux, faute d’une réglementation française explicite.

Il y a cinquante-six ans qu’elle a quitté son pays pour la France. Cinquante-six ans à trimer comme nounou et femme de ménage dans des familles de diplomates étrangers. Virginie vient de mourir, oubliée, au bout d’une vie sans répit, en sursis. Une vie hypothéquée au service d’employeurs peu scrupuleux. Laver, récurer, servir. Servir encore, obéir, oublier ses propres besoins, laver... Rattachée à un appartement parisien, héritée de propriétaire en propriétaire, comme un aspirateur, une casserole.

Virginie, bonne à tout faire, esclave ordinaire des temps modernes. 

Virginie et tous les autres, femmes, hommes et enfants, victimes d’esclavage domestique, l’une des formes de l’esclavage contemporain. De l’appartement du 16e arrondissement de Paris au HLM de Gennevilliers en passant par le pavillon de Cergy, les histoires d’un autre temps se ressemblent tragiquement. 

C’est l’histoire de Manja, arrivée mineure de Madagascar dans l’objectif de suivre une formation pour être finalement exploitée pendant deux ans par un couple malgache, elle, d’une grande famille de Tananarive, lui, ingénieur. 

« Le vieillissement de la population et la généralisation du travail des femmes dans la société occidentale ont fait naître une demande croissante de services domestiques et de garde d’enfant, commente la juriste Georgina Vaz Cabral. La disponibilité, la flexibilité des migrants et leurs faibles exigences ont fait basculer le marché. »

La réalité d’un phénomène culturel

S’il existe des cas d’esclavage domestique entre Français, il apparaît que le phénomène résulte généralement de l’immigration illégale.

« Il y a une dimension culturelle à l’esclavage domestique, constate Zina Rouabah, directrice du CCEM (Comité contre l’esclavage moderne). 56 % des victimes et des employeurs sont des mêmes communautés, en majorité d’Afrique de l’Ouest. Dans ces pays, souvent, les enfants travaillent. Or, un tiers des filles expatriées pour l’esclavage domestique sont mineures. » 

Une réalité confirmée par Georgina Vaz Cabral :

« Dans certaines sociétés, notamment africaines, à l’âge de la puberté, les filles quittent le foyer pour être mariées ou travailler, le plus souvent en tant que domestiques. Les petites bonnes sont généralement au service d’une grande sœur, d’une tante ou d’un membre lointain de la famille. Le “confiage” ou le “placement d’enfant” est une pratique courante qui appartient au système d’entraide familiale. »

Destinée à offrir un avenir meilleur à l’enfant, cette pratique est trop souvent dévoyée en exploitation pure et simple. Beaucoup arrivent mineures : elles sont ainsi plus faciles à inscrire sur le passeport d’un parent.

« Ces petites viennent souvent en contrepartie de promesses : école, santé, formation..., raconte Zina Rouabah. En France, elles se retrouvent totalement isolées de leur communauté. »

À peine débarquées, leurs papiers leur sont retirés et elles sont envoyées au travail. Elles survivent dans des conditions indécentes : sans chambre ni intimité, sans suivi médical... Elles y perdent peu à peu leur existence sociale. C’est un phénomène à huis clos, dans des appartements, des familles, des domaines, qui se déroule loin de tous regards.

Briser la volonté

« L’esclavage, maintenant, je connais ce mot, témoigne Zoubida. J’ai été esclave comme un chien : pas le droit de partir, pas le droit de manger, pas le droit de voir un médecin lorsque M. I. m’a cassé les dents. » 

Les “employeurs” savent user de tout l’attirail d’asservissement : horaires de travail excessifs, salaires misérables, absence de vie privée et, régulièrement, violences morales ou physiques.

« Il n’y a pas de gentils esclavagistes, car il faut sans cesse faire pression, briser la volonté », explique Pierre Dumont, de l’association marseillaise Esclavage tolérance zéro. « Les horaires insupportables, les privations de sommeil, les violences, n’ont pas forcément pour vocation de faire travailler plus, mais d’affaiblir, d’anéantir la personne. Le “maître” prend ainsi une dimension disproportionnée. »

« Il y a une véritable ambiguïté, souligne l’avocate Mathilde de Maillard. Souvent ces personnes ont les clés de la maison, peuvent sortir, ont de l’argent pour les courses et s’occupent des enfants. Mais elles subissent une pression psychologique telle qu’elles n’osent parler. L’employeur brandit la peur de la police : “Si tu parles à quelqu’un, ce sera peut-être un policier en civil qui va t’arrêter et te renvoyer au pays” ». 

La jeune femme devient une chose dont les employeurs se considèrent comme les propriétaires. Eux-mêmes n’ont pas toujours conscience de la gravité de leurs actes. Souvent ils tentent d’expliquer que la jeune fille fait partie de la famille, que c’est pour son bien, que l’opportunité de vivre en France vaut bien quelques sacrifices.

« Tu crois vraiment que toutes les filles ont la chance d’arriver en France comme toi ? », lance, durant son procès, Mme K. à Éliane qui pendant deux ans a été son esclave, battue et humiliée.